Assis sur le tapis posé derrière le bureau de mon père, j’explore un atlas déjà obsolète, fasciné par le trait des côtes et par les lignes des frontières teintées de jaune, de vert, de mauve, j’apprends les capitales de chaque pays qui passe sous mon doigt, je suis le cours des fleuves et de leurs affluents, j’identifie les sommets qui les dominent. Avant même mon premier voyage, je sais tout ce qu’il y a à savoir du monde, une carte s’affiche dans ma tête dès que j’entends un nom de ville, de pays, en espionnant les conversations d’adultes ou devant l'écran noir et blanc de la télévision.

De mes premiers voyages, je garde en mémoire les immenses taureaux surgissant de l’horizon sur les plateaux arides de l’Espagne, la douceur du Tage à Aranjuez, la frustration d’être resté enfermé à Rabat, tandis que mes parents filaient en escapade à Marrakech. Ailleurs, une balade qui tourne mal avec mes sœurs aînées, tous les trois perdus en contrebas d’un sentier de montagne dans le Tyrol autrichien; les yeux remplis de larmes de ma mère nous voyant arriver tout sourire à la pension de famille où mon père, furieux et impuissant, attendait les nouvelles prothèses destinées à ses jambes mutilées. Je ne savais pas encore que je travaillerais un jour en voyageant. Je ne savais pas que je voyagerais en travaillant. N’est-ce pas excitant de faire son job en étant continument à un endroit différent de celui de l’instant d’avant ? La marine nationale m’a offert cela, et ce n’est certainement pas un hasard si j’ai choisi ce métier.

Le voyage, on le rêve, on l’imagine en regardant des livres, en scrutant l’horizon, en laissant son esprit s’échapper à bord d’un navire qui quitte le port ou d’un avion dont on distingue la traînée blanche dans le ciel azur. Le voyage, on le prépare… puis vient le jour où l’on part.
J’aime, en voyageant, la lente intégration du temps qui passe et me déplace d’un point à un autre. J’aime pour cela le voyage à pied, en bateau; le road trip aussi, sur les routes secondaires où l’on ne dépasse pas le 80, non par obligation mais animé par un insatiable appétit contemplatif : la lenteur du voyage est une nécessité. Par opposition, se déplacer en avion n’est pas un voyage, c’est une discontinuité, une rupture ; « transplaner » serait une impulsion de Dirac... Impensable. Le voyage, c’est l’âme qui vagabonde, gamberge, philosophe... ressasse ses rancœurs, refait le monde, son monde ; c’est l’être qui ouvre ses sens et sa curiosité, cette adaptation permanente de l’esprit qui observe, intègre et réagit à ce qui s’offre à lui.

Et puis on arrive à destination : une tribu primitive en passe de perdre ses racines, un territoire vierge de toute présence humaine, les vestiges d’une civilisation qui court inexorablement à son extinction, bientôt un chemin... Témoigner, s’émouvoir, sans parti pris, éveiller la curiosité et la réflexion chez l’autre ou tout simplement lui offrir des images qu’il découvrira, sans artifice, sans tricherie, pour lui-même s’émouvoir : voilà l’objet de mon voyage.

Bertrand L., juillet 2019